Le texte comme objet

Tout document est constitué d’un texte (produit de la pensée) et de son support (condition d’expression et témoin de cette pensée et, parfois, de son mouvement) (Canfora, 2012). Le support (papier, en l’occurrence) conditionne donc le texte lui-même, en même temps qu’il peut révéler des informations sur le contexte qui lui a donné naissance. Les marques d’hésitation ou d’évolution (ratures, ajouts, déplacements), les changements de graphie ou d’encre, ainsi que la disposition même du texte peuvent confirmer, nuancer ou infirmer le sens littéral ou l’interprétation du contenu (Adam, 2009). Ces interventions peuvent également renseigner sur les enjeux de pouvoir sous-jacents à la description d’un événement donné. Par exemple, la comparaison des copies d’un traité de paix franco-iroquois de 1684 montre que celles qui ont été dressées par le secrétaire de l’intendant, habituellement considérées comme les versions « originales », donnent une image plus négative du gouverneur que celle qu’a publiée, en 1703, le baron de Lahontan (Ouellet et Beaulieu, 1990). En comparant l’ensemble des sources, dans leurs variations textuelles et les détails matériels témoignant de leur réécriture, nous comprendrons mieux comment le secrétaire de l’intendant et Lahontan ont eu accès aux informations concernant cette négociation et les circonstances dans lesquelles l’intendant a rédigé son document, qui a conduit à la disgrâce et au rappel du gouverneur (Broué et Gohier, en préparation).

Or, matérialité et textualité ont traditionnellement été étudiées séparément, la description du support des textes relevant du travail d’archiviste, de bibliothécaire ou de muséologue. Quant aux rares études scientifiques amalgamant analyses matérielle et textuelle, elles ont été réservées à des corpus limités (pour des raisons évidentes de manque de temps et de ressources). Certes, pour rendre les sources historiques plus accessibles et faciliter ainsi leur étude, plusieurs érudits ont entrepris, dès le 19e siècle, de publier des recueils de documents qui se retrouvaient dès lors dissociés de leur matérialité (Harisse, 1872; O’Callaghan, 1850-51 et 1853-87; Margry, 1879-1888; RAPQ, 1920-75; RAC, 1881-1919; Thwaites, 1896-1901). En dispensant le chercheur de consulter lui-même les archives, ce recours à l’imprimé a favorisé les recherches sur les corpus publiés, mais il a paradoxalement occulté certains des processus de production et de circulation documentaire en Nouvelle-France. Qui plus est, les données primaires de recherche produites à partir de l’étude de l’archive ne sont généralement pas publiées avec les résultats de recherche, alors qu’elles pourraient être réinvesties au bénéfice de recherches subséquentes si elles étaient diffusées. Au Québec, depuis les années 1980, la publication d’éditions critiques de textes importants de la Nouvelle-France (Berthiaume, 1994, 2004; Ouellet et Beaulieu, 1990; Ouellet, 1999 ; Warwick, 1997, pour ne nommer qu’eux) n’a pas globalement changé cet état de fait : chronophages pour la recherche, ces éditions savantes portent sur une seule œuvre ou sur quelques ouvrages d’un seul auteur et, en donnant à lire un texte idéal expurgé des erreurs et des particularités linguistiques pouvant entraver la lecture, elles oblitèrent également une partie de la matérialité des textes.

Là réside justement l’originalité de notre projet, unique en son genre pour l’étude de la Nouvelle-France : nous tablons, d’une part, sur la participation de centres d’archives partenaires constituant des acteurs majeurs pour la conservation de notre mémoire nationale et sur celle de chercheurs de tous horizons pour faire à grande échelle, et en croisant des documents de nature variées, ce qui, jusqu’ici, ne pouvait être réalisé que sur des corpus très limités ; d’autre part, nous entendons conserver et partager ces métadonnées pour mieux comprendre les enjeux historiques sous-jacents à la production documentaire et en permettre la réutilisation et la bonification ultérieures.